
Auguste RODIN (1840-1917)
Baiser, 2ème réduction dit aussi « réduction n°4 »
Bronze à patine brune signé Rodin sur le haut du rocher, sous la fesse gauche de la femme.
Marque : F. BARBEDIENNE, Fondeur sur le côté gauche du rocher.
Avec un envoi : « LES ADMIRATEURS DE L’ESCRIME FRANÇAISE /A LUCIEN MERIGNAC /BUENOS-AYRES 1904 », sur le devant, sous les pieds de la femme.
En dessous, porte un numéro : « 351 », frappé sur la tranche, à gauche et la lettre : « S », frappée sur la tranche, à droite.
59,4 x 36 x 37,8 cm
Ce bronze sera inclus dans le Catalogue Critique de l’Œuvre Sculptée d’Auguste Rodin actuellement en préparation à la galerie Brame et Lorenceau sous la direction de Jérôme Le Blay sous le numéro 2024-7239B.
L’épreuve présentée aurait été fondue entre juillet et septembre 1904, période pendant laquelle les établissements Barbedienne produisent les trois premières épreuves du Baiser, 2ème réduction.

En raison du succès du grand marbre du Baiser au Salon de 1898, Auguste Rodin a convenu, le 6 juillet 1898 avec la fonderie Leblanc-Barbedienne, d’un contrat d’édition de dix ans renouvelables pour le Baiser et l’Eternel Printemps en une quantité non limitée.
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Barbedienne présente d’abord deux tailles du Baiser, 71 cm et 25 cm, puis deux autres réductions apparurent ensuite en 1901 d’une hauteur de 40 cm, puis en 1904, de 60 cm.
Le modèle dit « 2ème réduction » car il s’agit de la deuxième taille existante, sera produit par Barbedienne de 1904 à 1918 entre soixante-cinq et soixante-neuf exemplaires selon les recensements. Chacune de ces ventes a donné lieu à une commission de 20% versée à Rodin au titre de ses droits d’auteur.
Lucien Mérignac (1873-1941)
« Escrimeur français, est issu d’une famille d’escrimeur : il est le fils du maître d’arme Louis Mérignac, qui possédait une salle d’escrime, rue Joubert à Paris dans le neuvième arrondissement.

Il remporta les tournois internationaux de Budapest en 1896, de Padoue en 1898 et de Dunkerque en 1899.
Médaille d’or aux jeux olympiques de Paris en 1900 à vingt-sept ans.
Dans un article du Sport universel illustré du 6 janvier 1900, Frantz Reichel le décrit : « Le nouveau champion du monde est né à Paris en octobre 1873. (…) Lucien Mérignac est un grand garçon, sec, vigoureux, trempé comme une lame d’acier, d’une complexion athlétique plus robuste que ne le décèle l’extérieur ; très nerveux, doué de qualité physiques excellentes, ayan la vitesse et la souplesse. Lucien Mérignac est un gaucher, (…) brun, très brun, portant une moustache bien campée, les traits accusés et décidés, l’œil noir et loyal, Mérignac est pour ses amis le précieux compagnon, pour ses rivaux l’adversaire loyal, celui dont les victoires ne laissent point de rancœur. »
En février 1903, Lucien Mérignac entame une tournée en Italie, puis en Espagne et au Portugal. En juillet, il s’embarque à bord du Danube pour Buenos-Ayres. Il sera demandé, par le Jockey-Club pour y être directeur de la salle d’arme. Dans ce milieu italianisé, il fait de nombreux adeptes et lorsqu’il quitte Buenos-Ayres en février 1906, il laisse plusieurs centaines d’élèves convertis à sa méthode. »
Le dévouement à la science des armes, Lucien Mérignac par René Lacroix, Melun, imprimerie Legrand et fils, 1942

LE BAISER
« En 1887, Rodin présenta d’abord à Paris, une version en bronze, puis à Bruxelles un plâtre du groupe baptisé Françoise de Rimini : l’actuel Baiser.
Le groupe apparait dans le vantail gauche de la Troisième maquette pour la porte de l’Enfer….
La Porte, destinée au futur musée des Arts décoratifs, devait être constituée de bas-reliefs illustrant des scènes de la Divine Comédie de Dante.
Lors des deux expositions de 1887, les critiques avaient suggéré que le groupe reçoive le titre qu’il porte effectivement depuis lors : le Baiser.
Le Baiser entra au musée du Luxembourg en 1901, mais auparavant figura encore à l’Exposition Universelle de 1900.
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Après 1900, le Baiser fut exposé de nombreuses fois, souvent sous la forme du grand modèle par l’intermédiaire, alors, de moulages en plâtre ou de bronzes. Le marbre de la Tate Gallery figura toutefois à la VIème exposition de l’International Society à Londres en 1906 ;
Ces expositions, comme les répliques en marbre, comme les moulages, comme les contrats avec Barbedienne, témoignent du succès immédiat de l’œuvre.
Cependant le Baiser pénétrait aussi dans des intérieurs plus modestes. Le succès du marbre au Salon de 1898, incita la maison Barbedienne à proposer à Rodin un contrat pour l’édition de réductions en nombre illimité : signé le 6 juillet 1898, ce contrat prévoyait deux tailles de réductions, les réductions n°1 (H.71) et n°2 (H.25) vendues 1 400 et 380 francs. Deux autres réductions apparurent ensuite : en 1901 la n°3 (H.40), vendue 700 francs et la n°4 (H.60) vendue 1 200 francs. Le contrat prit fin en 1918 et c’est alors que le musée Rodin récupérera les quatre chefs-modèles.
Les réductions Barbedienne avaient été réalisées grâce au procédé d’Achille Colas. »
« Le baiser » de Rodin = « The kiss » by Rodin par Antoinette Le Normand-Romain ; [traduit en anglais par Lisa Davidson et Michael Gibson], RMN 1995
BARBEDIENNE

« Dans le domaine juridique, la maison Barbedienne, s’illustra en signant très tôt des contrats d’édition avec des sculpteurs contemporains : le 27 juin 1837, le fondeur Susse signait son premier contrat d’édition avec le sculpteur Charles Cumberworth. Barbedienne fit de même avec François Rude le 22 mars 1843. Cette grande nouveauté qui offrait des garanties aux deux parties, permettait l’application de la réduction aux œuvres contemporaines. Elle permit donc d’ouvrir largement le répertoire aux œuvres célèbres de l’époque. Cet élément contribua notamment au succès de la Maison.
A cette époque où la sculpture était une forme d’art particulièrement florissante, Ferdinand Barbedienne mit aussi en œuvre une politique concertée dans le choix des modèles, il tenta d’allier les succès reconnus à la qualité technique dans l’exécution ce qui contribua sans aucun doute à sa réussite. Ses successeurs, son neveu Gustave Leblanc-Barbedienne et le fils de ce dernier, Jules, poursuivirent son œuvre avec conviction mais ils se heurtèrent à la dépréciation générale des bronzes d’art au tournant du siècle. Simultanément, les intérieurs de la bourgeoisie, autrefois si opulents, se vidèrent, la profusion décorative fut bannie et les bronzes disparurent progressivement. A tel point, qu’au milieu du XXème, la production des bronzes d’art apparaissait comme une activité surannée, sans aucun avenir.
Pour faire face à ce déclin des petits bronzes, Gustave Leblanc-Barbedienne, décida de développer la fonderie de bronze d’art de grandes dimensions qui essaimèrent dans le monde entier. Il signa des contrats avec des sculpteurs renommés comme Auguste Rodin
(contrat d’édition exclusive du baiser et de l’éternel printemps signés le 6 juillet 1898 pour vingt ans). »
Les bronzes de Barbedienne l’œuvre d’une dynastie de fondeurs de Florence Rionnet, Athema, 2016

RODIN ET L’ARGENTINE
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L’Argentine artistique du début du XXème siècle était très tournée vers l’Europe et en particulier vers la France, qui concentrait de nombreuses avant-gardes et attirait les artistes et les esthètes du monde entier. Rodin était alors l’un des artistes vivants les plus renommés, jouissant d’une immense renommée nationale et internationale, auprès du grand public, des artistes, de la critique, des institutions aussi bien que des collectionneurs privés.
La presse argentine le citait et montrait régulièrement ses œuvres et la publication Caras y Caretas l’a même représenté à sa une en 1900. En particulier, le peintre et critique d’art Eduardo Schiaffino (1858-1935) avait rencontré Rodin pendant un long séjour de jeunesse à Paris (1884-1891). Son œuvre l’avait marqué au point qu’il n’a eu de cesse, devenu le fondateur et le premier directeur du musée national des beaux-arts de Buenos Aires, de mettre son influence au profit du sculpteur. Deux œuvres monumentales de Rodin ont alors été installées à Buenos Aires, dans un contexte aussi prestigieux que polémique : le monument au président Domingo Faustino Sarmiento au jardin de Palermo en 1900 et le Penseur face au palais du Congrès en 1907. Parallèlement à cela Schiaffino a tenté d’acquérir, de Rodin pour le musée, l’œuvre qu’il jugeait la plus puissante et la plus représentative parmi les sculptures du maître : le Baiser. Faute de moyens suffisants c’est un autre chef-d’œuvre, La Terre et la Lune (version en marbre) qui est entré dans les collections publiques, accompagné d’un Baiser en plâtre (haut. 178 cm), offert par l’artiste lui-même en 1907. Un premier noyau d’œuvres de Rodin était constitué au musée des beaux-arts.
C’est bien plus tard en 1934, plusieurs années après la mort de l’artiste, que le musée a organisé une importante exposition de ses œuvres : seules trois sculptures appartenaient au musée, tandis que quarante-deux autres étaient prêtées par des collectionneurs privés argentins. Ceux-ci étaient visiblement très actifs, en particulier l’homme politique et grand propriétaire foncier Antonio Santamarina (1880-1974), sa nièce Mercedes Santamarina (1896-1972) et Francisco Llobet (1896-1972), également auteur d’une monographie en espagnol sur le peintre breton Lucien Simon, les deux hommes étant membres du prestigieux Jockey-Club de Buenos Aires.
L’institution a été fondée en 1882, pour réunir les élites argentines dans un cadre privé exclusif, à l’instar des grands clubs européens ou américains. Son installation dans un palais somptueux en 1897 a rapidement permis la constitution d’une collection artistique remarquable de maîtres anciens et modernes, tout en permettant la pratique de nombreuses activités sportives, et notamment l’escrime, réservée à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie de part et d’autre de l’Atlantique.
C’est dans ce contexte que Lucien Mérignac, invité par le Jockey Club pour devenir son maître d’escrime, a reçu le Baiser de bronze présenté ici à la vente, lorsque la meilleure société argentine a voulu honorer le maître avec une œuvre du plus grand sculpteur du temps, son compatriote.
On ignore les circonstances précises dans lesquelles les admirateurs argentins de Lucien Mérignac lui ont remis ce cadeau de grand prix, dont les archives du fondeur Barbedienne révèlent qu’il a été fondu entre juillet et septembre 1904. On sait en revanche que cette année 1904 gravée dans le bronze, est à la fois celle de l’arrivée du champion olympique au Jockey Club de Buenos Aires en mars, celui d’un combat avec le maître Kirschoffer au Teatro San Martin en août, et surtout celle de son mariage avec l’Argentine Christina Ruiz de Castillo le 29 septembre.
Au-delà des caractéristiques propres du Baiser qui était, et reste aujourd’hui l’œuvre la plus célèbre et la plus désirable de Rodin, on peut sérieusement émettre l’hypothèse qu’un groupe d’amateurs aussi éclairés que fortunés a choisi ce sujet pour un extraordinaire cadeau de mariage au champion olympique qui leur faisait l’honneur de les rejoindre au Jockey Club, et qui épousait une compatriote.
Sources : Rodin – Centenario en Bellas Artes, catalogue du Museo Nacional de Bellas Artes, 2017